L’art a indubitablement à nous apprendre sur la façon de penser le droit. Au programme de ce cinquième épisode : monument historique, stèle funéraire et un baiser juridique avec Constantin Brancusi.
Constantin Brancusi, Le Baiser (1909), Cimetière du Montparnasse [Ph. Julien31]
Les rapports entre l’art et le droit se prêtent à des considérations contrastées : l’artiste devra à un moment ou un autre se confronter au droit tandis que le juriste ne rencontrera pas forcément l’art sur son chemin. Cela est dû au fait que le droit est fortement replié sur lui-même ou très « autonomisé ». Pour autant, si l’on admet que l’œil du peintre s’oppose à la langue du juriste, la confrontation n’est pas vaine puisque ces disciplines conduisent à un enrichissement réciproque fait d’emprunts, d’interactions et de dialogue. Il est vrai que, pour le Doyen Carbonnier, « de même que le roman le plus strictement littéraire peut charrier des paillettes juridiques, dans l’œuvre d’art, sous un sujet parfaitement étranger au droit […], le juriste peut percevoir quelque chose qui s’adresse obscurément à lui ».
La loi du 31 décembre 1913, aujourd’hui intégrée au code du patrimoine, assure la protection des biens mobiliers ou immobiliers qui présentent un intérêt pour l’art ou l’histoire. C’est ainsi que « les immeubles ou parties d’immeubles publics ou privés qui, sans justifier une demande de classement immédiat au titre des monuments historiques, présentent un intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour en rendre désirable la préservation peuvent, à toute époque, être inscrits, par décision de l’autorité administrative, au titre des monuments historiques »[1]. En revanche, les objets mobiliers – meubles proprement dits ou immeubles par destination – peuvent, à toute époque, être inscrits au titre des monuments historiques, mais s’ils appartiennent à une personne privée, ils ne peuvent être inscrits qu’avec son consentement[2]. L’inscription entraîne pour les propriétaires « l’obligation de ne procéder à aucune modification de l’immeuble ou partie de l’immeuble inscrit, sans avoir, quatre mois auparavant, avisé l’autorité administrative de leur intention et indiqué les travaux qu’ils se proposent de réaliser »[3].
En 1910, une jeune russe fut inhumée dans une concession funéraire à titre perpétuel au cimetière Montparnasse, musée à ciel ouvert. Sur sa tombe fut installée une œuvre de l’artiste d’origine roumaine Constantin Brancusi, Le Baiser, représentant un homme et une femme liés en un seul bloc, sous la forme d’un couple-colonne. Un siècle plus tard, les ayants droit de la concession funéraire, probablement intéressés par la valeur pécuniaire de cette œuvre qui était devenue un objet de curiosité pour les taphophiles, ont souhaité détacher l’œuvre du monument afin de l’aliéner. À cette fin, ils ont sollicité un certificat d’exportation de bien culturel qui fut refusé par le ministre de la Culture et la sculpture fut classée comme « trésor national ». L’État dispose alors de trente mois pour faire une offre d’achat et, le cas échéant, les propriétaires ne pouvaient se voir à nouveau dénier un certificat sauf si le bien a été classé ou est en cours d’instance de classement au titre des monuments historiques. Les propriétaires n’ayant toutefois pas déposé une nouvelle demande, et afin d’éviter une aliénation de cette œuvre, le préfet de la région Île-de-France a alors inscrit au titre des monuments historique ce monument funéraire par un arrêté du 21 mai 2010. Ayant souhaité poursuivre la dépose de la sculpture, les ayants droit ont déposé une déclaration de travaux qui a été rejetée par deux fois. Ces derniers ont alors saisi le juge administratif pour contester l’inscription de l’ensemble sculpté.
Il est vrai que la distinction entre immeuble par nature et immeuble par destination n’est pas toujours aisée et les solutions rendues dans des affaires similaires aboutissent parfois à des résultats contraires. Afin de déterminer la qualification juridique de la sculpture litigieuse, il convenait de se tourner vers le code civil pour qui « les biens sont immeubles, ou par leur nature, ou par leur destination, ou l’objet auquel ils s’appliquent »[4]. De manière classique est immeuble par nature le fonds de terre et tout ce qui y est attaché, y adhère ou y est incorporé[5]. À l’inverse, l’immeuble par destination est en réalité un meuble par nature, qui, en vertu d’une fiction légale, est qualifié d’immeuble parce que son propriétaire l’a affecté au service de son fonds en l’attachant à perpétuelle demeure[6].
Toutefois, le Conseil d’État a confirmé la légalité de cette inscription au terme d’une motivation à rebours de la conception civiliste du droit des biens. Il est vrai que pour ce dernier, Le Baiser était un élément de la tombe qui a perdu son individualité « lorsqu’il a été incorporé au monument funéraire, sans qu’importe la circonstance ni que l’œuvre n’ait pas été réalisée à cette fin par Constantin Brancusi, ni qu’elle ait été implantée quelques semaines après le décès de la jeune femme ». Autrement dit pour le Conseil d’État ce n’était point l’immobilisation qui devait être soutenue mais celle de l’incorporation. Dès lors, le préfet pouvait légitimement inscrire l’ensemble au titre des monuments historiques sans le consentement des propriétaires et donc dénier les demandes d’autorisation de travaux sur ce monument.
Pour autant, cette qualification d’immeuble par nature n’en est pas moins contestable. Certes la juridiction administrative a pu préciser que les ornements sont des immeubles par nature s’ils ont été intégrés à l’ensemble décoratif dès l’origine mais demeurent des immeubles par destination s’ils ne l’ont été que par la suite[7]. Or, en l’espèce, la seule intention du père de la défunte suffirait à démontrer la volonté d’incorporation de la statue à la stèle. On devine bien là une maigre motivation alors même que la question du lien physique entre la sculpture et la tombe, qui est pourtant l’un des critères essentiels de la qualification d’immeuble par nature, a été totalement éludée par le Conseil d’État. En voulant donc appliquer le droit civil, les juges du Palais-Royal entretiennent, à notre sens, une blâmable confusion par leur volonté de réécrire le Code civil : la sculpture qui n’avait pas été intégrée lors de l’élévation de la tombe aurait normalement dû pouvoir se départir de sa qualification d’immeuble par nature pour celle d’immeuble par destination.
L’arrêt du Conseil d’État apporte donc une nouvelle pierre à un contentieux discret mais constituant l’objet de nombreux enjeux pour la protection du patrimoine culturel tout autant qu’il confirme bien l’idée selon laquelle « derrière l’œuvre d’art, se profile presque toujours l’image des pouvoirs publics »[8]. Pour autant, cette affaire n’est peut-être pas terminée puisque les requérants avaient également invoqué une atteinte à leur droit de propriété. Une tentative vaine dans la mesure où la décision d’inscription, bien que créant une servitude d’utilité publique restreignant l’exercice du droit de propriété, ne constitue pas une privation[9]. Mais ce traitement qui maintient artificiellement une sculpture de grande valeur accessible à tous dans l’espace public et dont les propriétaires ne peuvent librement disposer, à la différence d’un immeuble ou d’un objet mobilier inscrits, n’entraînerait-il pas pour ces derniers une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ? Il y a fort à parier que le juge strasbourgeois puisse continuer d’écrire une histoire qui surpasse l’art et la mort.
[1] C. patr., art. L. 621-25. [2] C. patr., L. 622-20. [3] C. patr., art. L. 621-27. [4] C. civ., art. 517. [5] C. civ., art. 518. [6] C. civ., art. 524 et 525. [7] En ce sens CE, 24 févr. 1999, n° 191317, Sté Transurba ; CE, 28 nov. 2014, n° 361063. [8] J.-M. Pontier, « La notion d’œuvre d’art », RDP 1990, p. 1425. [9] Cons. const., 16 déc. 2011, n° 2011-207 QPC, Sté Grande Brasserie Patrie Schutzenberger ; CEDH, 29 nov. 2011, n° 6054/10, Valette et Doherier c/ France.
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