L’art a indubitablement à nous apprendre sur la façon de penser le droit. Au programme de ce deuxième épisode : droit moral, censure et création avec Claude Levêque.
Les rapports entre l’art et le droit se prêtent à des considérations contrastées : l’artiste devra à un moment ou un autre se confronter au droit tandis que le juriste ne rencontrera pas forcément l’art sur son chemin. Cela est dû au fait que le droit est fortement replié sur lui-même ou très « autonomisé ». Pour autant, si l’on admet que l’œil du peintre s’oppose à la langue du juriste, la confrontation n’est pas vaine puisque ces disciplines conduisent à un enrichissement réciproque fait d’emprunts, d’interactions et de dialogue. Il est vrai que, pour le Doyen Carbonnier, « de même que le roman le plus strictement littéraire peut charrier des paillettes juridiques, dans l’œuvre d’art, sous un sujet parfaitement étranger au droit […], le juriste peut percevoir quelque chose qui s’adresse obscurément à lui ».
Depuis quelques mois, le monde de l'art est agité par une délicate affaire : celle du plasticien français Claude Lévèque qui, deux ans et demi après avoir fait l'objet d'une enquête préliminaire pour viols et agressions sexuelles sur mineurs[1], a été mis en examen le 31 mars 2023 pour des faits de « viols sur mineur de quinze ans », « viols sur mineur par personne ayant autorité de droit ou de fait sur la victime », « agressions sexuelles sur mineur de quinze ans par personne ayant autorité »[2].
Entre stupeur, incrédulité et accablement, les propriétaires publics et privés d'œuvres de l'artiste sont en proie aux doutes : faut-il se séparer de ces œuvres controversées et convient-il de distinguer la création de l'homme ? Depuis 2021, la plupart des institutions publiques françaises avaient refusé de décrocher les créations de l'artiste, mais certaines communes avaient choisi, de manière plus frontale, d'éteindre ses néons artistiques présents dans l'espace public. C'est ainsi que la commune de Montreuil (Seine-Saint-Denis) avait débranché l'œuvre Modern Dance – trois cercles de dix-sept mètres de diamètre éclairés par 1 300 leds bleues apposés sur la colonne en béton armé du château d'eau du quartier de Bel-Air –, avant d'être rapidement suivie par l'extinction de l'installation Illuminations, qui était implantée de manière provisoire sur le beffroi de la ville de Montrouge (Hauts-de-Seine). Ces gestes qui se voulaient symboliques, afin que les communes ne soient pas suspectées d'un « soupçon de complaisance », ne sont toutefois pas sans interroger le respect du droit moral de l'artiste et les possibilités offertes aux communes pour déposer ces œuvres.
LE NÉCESSAIRE RESPECT DU DROIT MORAL
Le droit moral incarne le lien intime entre l'artiste et sa création et lui permet, par le droit au respect de l'œuvre, de s'opposer aux atteintes mêmes minimes qui menacent son œuvre. À telle enseigne que les juridictions françaises sont fréquemment amenées à sanctionner des altérations ou modifications de l'œuvre, quelle qu'en soit leur importance – et qui n'avaient pas été préalablement autorisées par l'auteur – sur le fondement de l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel « l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre ». En la matière, l'arrêt Bernard Buffet reste exemplaire puisqu'il a permis d'affirmer que le droit moral, qui appartient à l'auteur d'une œuvre artistique, donne à celui-ci la faculté de veiller, après sa divulgation au public, à ce que son œuvre ne soit pas dénaturée ou mutilée[3]. Dans ce contexte, les juges ont pu sanctionner l'atteinte au respect de l'œuvre en cas de destruction d'une sculpture à l'occasion de travaux de réfection, de l'effacement d'une fresque murale, du début de travaux sur une fontaine monumentale sans l'accord des artistes ou encore d'une personne publique qui laisse « déguiser » ou « grimer » une sculpture[4].
Dès lors, il n'était pas anodin de penser que le fait d'éteindre les installations Modern Dance et Illuminations était susceptible de constituer une atteinte, de la part des communes, eu égard à la volonté même de l'artiste. Il est certain que ce dernier n'a probablement pas souhaité que ses œuvres monumentales restent dans l'obscurité, sinon à quoi serviraient les néons et autres fibres optiques présentes dans sa technique artistique ? Une atteinte qui aurait été d'autant plus facilitée par les déclarations publiques des élus.
Pour autant, les communes sont généralement confiantes car les artistes ne pourraient imposer une intangibilité absolue de leurs œuvres. En effet, le propriétaire pourrait modifier une œuvre lorsque ce changement est rendu strictement indispensable par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique[5]. Aussi, le juge doit apprécier la légitimité des actes entrepris afin d'établir un équilibre entre les prérogatives du droit d'auteur et celles du droit de propriété[6]. Des conditions qui sembleraient ici bien difficiles à rapporter étant donné que les œuvres en cause n'apparaîtraient pas comme problématiques, sauf à croire qu'elles puissent susciter à l'avenir des actes de vandalisme. Une action intentée devant le juge judiciaire, seul compétent en la matière (CPI, art. L. 331-1), aurait donc pu enjoindre aux communes de « rallumer » les œuvres, tout en indemnisant l'artiste pour les préjudices subis. Mises en échec par le droit moral, les communes étaient-elles pour autant dépourvues de toute autre possibilité ?
LE DÉLICAT RETRAIT DE L'ESPACE PUBLIC
Il ne faut pas perdre de vue que lorsqu'une œuvre se situe dans l'espace public, elle ne relève de la domanialité publique qu'à la condition qu'elle soit l'accessoire d'un immeuble appartenant déjà au domaine public – en tant que bien du domaine public par accessoire[7] – ou qu'elle soit affectée à un service public. La première hypothèse doit retenir l'attention puisque les œuvres d'art, comme celles de l'artiste, qui jalonnent l'espace public appartiennent au domaine public. C'est pourquoi le législateur a prévu qu'un bien puisse sortir de ce domaine pour intégrer le domaine privé, notamment pour l'aliéner. Mais encore faut-il que la personne publique propriétaire suive deux étapes qui peuvent être successives ou concomitantes : la désaffectation du bien et son déclassement constaté par un acte administratif[8]. Or, la désaffectation permet, en principe, de revenir sur l'affectation du bien à l'usage direct du public ou à un service public. C'est donc une opération qui consiste à ne plus utiliser ce bien conformément à son affectation initiale – par exemple parce qu'un bâtiment est fermé ou qu'un équipement est détruit – et, celle-ci est irrégulière si elle ne résulte pas d'un état de fait[9].
En l'espèce, les créations litigieuses, qui n'ont été ni détruites ni rendues inutilisables, ont donc vocation à rester sur les lieux pour lesquels elles ont été pensées – remisées arbitrairement, celles-ci perdraient-elles de facto leur affectation première ? Malheureusement, le pouvoir de déclasser un bien est, la plupart du temps, discrétionnaire, ce qui justifie le contrôle restreint qu'exerce le juge administratif[10]. Au regard du long statu quo de la municipalité de Montreuil, propriétaire de Modern Dance, une délibération visant à déposer l'œuvre aurait pu être prise. Mais recourir à la désaffectation pour déposer l'œuvre de son lieu d'accueil mettrait-il pour autant à l'index le droit moral de l'artiste ou relèverait-il d'un abus de la part de la personne publique propriétaire ? Une intéressante question, à notre connaissance, inédite en jurisprudence.
Surtout, la personne publique propriétaire d'une œuvre d'art est tenue à une obligation de conservation « en l'état ». Dès lors, la commune de Montreuil devait-elle respecter son engagement de présenter l'œuvre litigieuse et de l'entretenir pendant vingt-cinq ans, comme le prévoit le contrat, ou l'éteindre le temps de la procédure pénale ? La balance penchait vers la première solution dans la mesure où le respect du droit moral s'étend jusqu'à l'interdiction de déplacer une œuvre en particulier lorsqu'elle a été conçue en considération du lieu où elle est implantée[11], d'autant que la dépose, hors du cadre contractuel, d'une œuvre d'art sans l'accord de l'artiste constitue une atteinte dudit droit[12]. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, appuyé par le conseil de quartier qui a demandé qu'elle soit rallumée, la commune de Montreuil a finalement décidé, courant 2022, de faire de nouveau vivre Modern Dance.
En définitive, les questions soulevées par cette affaire, qui est loin d'être achevée, ne sont pas sans faire écho à celle du déboulonnage des statues publiques. Il y a donc bien là une obligation de prudence qui doit s'imposer aux propriétaires publics face à leurs créations plastiques et graphiques. Entre la nécessité de respecter le droit moral des artistes et la volonté de préserver l'image des communes, il n’est pas si simple d'appuyer sur l'interrupteur.
[1] E. Lequeux, « ‘‘Tout le monde savait’’ : Claude Lévèque, une omerta au nom de l'art », Le Monde, 15 janv. 2021.
[2] R. Azimi, « L’artiste Claude Lévêque mis en examen pour viols sur des mineurs », Le Monde, 23 juin 2023.
[3] Cass. 1re civ., 6 juill. 1965, Bernard Buffet.
[4] Respectivement : CA Limoges, 30 mars 2011, n° 10/00172 ; TGI Paris, 17 janv. 2014, n° 09/17699 ; TGI Lille, ord. réf., 15 mai 2018, n° 18/00558 ; TGI Paris, 13 mars 2015, n° 13/07193.
[5] CE 14 juin 1999, n° 181023, Conseil de fabrique de la cathédrale de Strasbourg ; CE, 11 sept. 2006, n° 265174, Agopyan.
[6] Cass. 1re civ., 7 janv. 1992, n° 90-17.534, Bonnier.
[7] CE, 25 janv. 1985, Ville de Grasse.
[8] CGPPP, art. L. 2141-1.
[9] CAA Nancy, 29 sept. 2011, n° 11NC00405, Commune Lambach.
[10] CE, 9 nov. 1956, Sté des Forges d'Hennebont ; CE, 26 oct. 1992, n° 94959, Mouvement niçois pour la défense des sites et du patrimoine.
[11] En ce sens TGI Paris, 14 mai 1974.
[12] En ce sens TGI Paris, 3 juill. 2015, n° 14/05616.
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