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Droit et art à la plage avec Christo et Jeanne-Claude (épisode 1)


L’art a indubitablement à nous apprendre sur la façon de penser le droit. Au programme de ce premier épisode : idée, forme et création avec Christo et Jeanne-Claude.

Droit et art à la plage avec Christo et Jeanne-Claude (épisode 1)

Christo et Jeanne-Claude, L'Arc de Triomphe, Wrapped, 2021 (ph. Willem-Jan Beeren)



Les rapports entre l’art et le droit se prêtent à des considérations contrastées : l’artiste devra à un moment ou un autre se confronter au droit tandis que le juriste ne rencontrera pas forcément l’art sur son chemin. Cela est dû au fait que le droit est fortement replié sur lui-même ou très « autonomisé ». Pour autant, si l’on admet que l’œil du peintre s’oppose à la langue du juriste, la confrontation n’est pas vaine puisque ces disciplines conduisent à un enrichissement réciproque fait d’emprunts, d’interactions et de dialogue. Il est vrai que, pour le Doyen Carbonnier, « de même que le roman le plus strictement littéraire peut charrier des paillettes juridiques, dans l’œuvre d’art, sous un sujet parfaitement étranger au droit […], le juriste peut percevoir quelque chose qui s’adresse obscurément à lui ».




Édifié entre 1806 et 1836 sur les plans de l’architecte Jean-François-Thérèse Chalgrin pour célébrer les victoires napoléoniennes et l’Empereur, l’Arc de Triomphe est dédié à la mémoire de tous les combattants depuis l’inhumation du soldat inconnu sous l’arche principale en 1921. Après avoir emballé le Pont-Neuf (Paris) et le Reichstag (Berlin), c’est ce haut-lieu des grandes manifestations nationales que les artistes Christo (1935-2020) et Jeanne-Claude (1935-2009) ont investi du 18 septembre au 3 octobre 2021. Selon leur procédé internationalement (re)connu, les artistes ont entièrement empaqueté ce monument néo-classique d’environ 25 000 mètres carrés de tissu recyclable en polypropylène argent-bleuté et de 3 000 mètres de corde rouge, évocations des reflets des toits parisiens et du drapeau tricolore. Alors que cette installation posthume suscite les passions qu’en est-il de son appréhension par le juriste ?


À suivre Adrien Gastambide et Eugène Pouillet, « créer, c’est faire quelque chose qui n’existait pas »[1] « avec des matériaux existants »[2]. Il s’agit là du nécessaire enrichissement de « l’univers des formes » par un acte matériel créateur. Aussi, le juriste sait que « les idées par essence et par destination sont de libre parcours »[3] selon la formule popularisée par Henri Desbois. Il est vrai que la propriété littéraire et artistique ne protège que les œuvres originales concrétisées dans une forme perceptible aux sens : c’est la forme qui permet à l’œuvre d’exister. En effet, « la forme est à l’œuvre ce que le corps est à la personne »[4] et il n’est donc pas surprenant que la notion de « forme » soit un « concept central de la propriété littéraire et artistique »[5] dans la mesure où « le contenu de l’art est l’idée, sa forme la configuration sensible et imaginative »[6]. Ceci explique pourquoi l’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que le monopole de l’artiste naît « du seul fait de sa création ». La Cour de cassation rappelle ainsi régulièrement que « la propriété littéraire et artistique ne protège pas les idées ou concepts, mais seulement la forme originale sous laquelle ils se sont exprimés »[7].


En l’occurrence, chaque intervention de Christo et Jeanne-Claude dans l’environnement constitue un évènement unique et la détention d’un droit de reproduction exclusif constitue la condition de viabilité de leur activité artistique, étant donné qu’ils n’ont jamais souhaité bénéficier de financements publics ou privés. À la suite de l’emballage du Pont-Neuf, en 1985, Christo avait estimé que le fait pour un tiers d’éditer des cartes postales représentant cette installation, sans son autorisation, constituait une contrefaçon. La cour d’appel de Paris lui avait donné raison, en 1986, au motif que « l’idée de mettre en relief la pureté des lignes du Pont-Neuf et de ses lampadaires au moyen d’une toile soyeuse tissée en polyamide, couleur de pierre de l’Ile-de-France, ornée de cordage en propylène de façon que soit mise en évidence, spécialement vu de loin, de jour comme de nuit, le relief lié à la pureté des lignes de ce pont constitue une œuvre originale susceptible de bénéficier à ce titre de la protection légale »[8]. L’artiste a alors souhaité protéger son idée en voulant interdire l’emballage des arbres sur les Champs-Élysées par des tiers. Bien mal lui en a pris car le tribunal de grande instance de Paris a jugé, en 1987, que la loi « ne protège que des créations d’objets déterminés […] et non pas un genre ou une famille de formes qui ne présentent entre elles des caractères communs que parce qu’elles correspondent à un style découlant d’une idée, comme celle d’envelopper des objets »[9]. Aussi, « un artiste ne saurait prétendre détenir un monopole de ce genre d’emballage et à l’accaparement de l’enveloppement de tous les arbres non plus que de tous les ponts-voûte qui présentent quelque ressemblance avec le Pont Neuf »[10].


En somme l’idée d’empaqueter des ouvrages dans l’espace public n’est pas protégeable mais la même idée peut l’être à partir du moment où il y a une création matérialisée : la formalisation de l’empaquetage de l’Arc de Triomphe est bien protégée par le droit d’auteur ; l’idée d’empaqueter un monument ne l’est pas. Or, depuis le fameux ready-made de Duchamp et la dématérialisation de l’œuvre d’art l’adoption d’une approche plus intellectuelle de la création gagnerait à être promue. Cela supposerait une redéfinition de la notion de forme capable de tenir compte des modes de productions artistiques actuels. Certes, la Cour de cassation a pu affirmer que « l’approche conceptuelle de l’artiste qui consiste à apposer un mot dans un lieu particulier en le détournant de son sens commun, s’[est] formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale »[11], mais cette solution a conduit à des lectures juridiques contradictoires. Une solution qui n’est guère satisfaisante car, comme l’observait Bernard Edelman, « au lieu d’accueillir franchement, ouvertement, l’art conceptuel, au lieu de se situer, sans complexe, à l’“avant-garde”, au lieu d’inventer un autre raisonnement et de mettre au point de nouveaux concepts, la Cour de cassation a usé d’un subterfuge – bien digne d’ailleurs, de l’art contemporain – une forme matérielle imaginaire exprimant une “approche conceptuelle” »[12].


De fait, la position du juge français qui refuse de protéger les idées des artistes contemporains se justifierait encore aujourd’hui. Cependant, le droit n’est pas vain et les artistes disposent toujours de la possibilité d’agir sur le fondement d’une action en concurrence déloyale ou sur le parasitisme artistique. On se souviendra, par exemple, que les juges ont refusé de protéger le « genre cubiste » tout en condamnant une agence de publicité qui avait tenté d’établir une confusion avec des tableaux de Pablo Picasso car elle avait fait « un usage illicite de l’image du créateur d’exception que fut Pablo Picasso auprès du public »[13] et qu’« une telle atteinte cause aux héritiers du peintre un préjudice moral, direct, réel et certain qu’il convient de réparer »[14]. La reprise d’un concept artistique peut donc constituer une faute, indépendamment de toute atteinte au droit d’auteur. À l’inverse, les juges semblent encore quelque peu rétifs à appliquer la notion de « parasitisme » dans des conflits artistiques puisqu’il octroierait une protection étendue en marge du droit d’auteur afin de capter des domaines non protégés par ce dernier. Or, il faut garder à l’esprit que les artistes vivent de leur travail et ont un intérêt économique à la promotion de ce dernier qu’il convient de protéger qu’il soit soumis ou non au droit d’auteur. L’évolution qui a été enclenchée ces dernières décennies n’est pas encore satisfaisante et il est nécessaire que la jurisprudence effectue une marche forcée pour mettre réellement en lumière ces actions au profit des artistes dont les idées sont cannibalisées par autrui. En effet, qui dans le monde de l’art ne relie pas l’idée d’empaqueter des monuments publics à Christo et Jeanne-Claude ?


Sans les idées il n’y aurait peut-être ni œuvre ni droit et le problème réside dans la confusion sciemment entretenue entre la forme et le fond. Dès lors, il est peut-être temps pour le droit d’apporter de la nuance dans la maxime de Desbois en reconnaissant aux artistes un véritable droit d’auteur sur leurs idées. Ce n’est pas pour rien que certains juristes plaident pour qu’il n’y ait plus qu’un seul critère de protection des œuvres : l’originalité car « l’idée qui a une valeur économique, ce que le tiers reconnaît lui-même implicitement en tentant de se l’approprier, peut être protégée »[15]. Il y a là un revirement qui nécessiterait d’affirmer, comme le suggère Pierre-Yves Gautier, que « si la part d’originalité est plus forte que celle de la banalité, c’est la première qui doit l’emporter : major pars trahit ad se minorem »[16]. Face à la frilosité de la doctrine majoritaire qui y voit des considérations fantaisistes – conduisant à estimer que la formule de Desbois est un principe général du droit –, une autre voie ne résiderait-elle dans l’instauration, sous certaines conditions, d’un droit sui generis ? Telle est la pensée défendue avec force, et discernement, par Philippe le Tourneau pour qui ce « droit sui generis ne devait pas être un Droit exclusif, mais seulement un droit à redevances, permettant aux créateurs intéressés d’exiger une rémunération de ceux qui utilisent le contenu inventif de leurs créations »[17]. L’idée artistique n’est pas que banalité, et celle-ci peut être une valeur économique non négligeable : les 14 millions d’euros du chantier parisien ont notamment été payés par la vente des dessins préparatoires chez Sotheby’s et c’est l’estate de l’artiste, décédé en 2020, qui a pu autofinancer l’empaquetage du monument. Surtout, si l’idée d’empaqueter était si simple à réaliser, pourquoi n’est-elle pas mise en œuvre de manière aussi spectaculaire, par d’autres artistes ? Un droit de propriété au profit de ceux dont émanent des idées originales et concurrentielles pourraient sortir du purgatoire : ni la Constitution ni le Code civil n’y font obstacles.


L’évènement de l’Arc de Triomphe empaqueté valait bien quelques impertinentes réflexions sur le droit d’auteur dans la mesure où la distinction de la « forme » et de l’« idée » est une construction bien plus intellectuelle et byzantine que basée sur la réalité de la création. En cela, l’art de Christo et Jeanne-Claude n’est pas qu’une simple idée, c’est la quintessence de l’originalité créative qui jaillit du tréfonds de leurs êtres.



[1]. A. Gastambide, Traité théorique et pratique des contrefaçons en tous genres, Legrand et Decaurier, 1827, p. 49.

[2]. E. Pouillet, Traité théorique et pratique de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, Marchal et Billard, 1894, 2e éd., n° 12.

[3] H. Desbois, Le droit d’auteur en France, Dalloz, 1978, 3e éd., n° 18 et s.

[4] P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, PUF, coll. Droit fondamental, 2019, 11e éd., n° 37.

[5] Ph. Gaudrat, « Réflexions sur la forme des œuvres de l’esprit », in Mélanges André Françon, Dalloz, 1995, p. 195.

[6] D. Huisman, L’esthétique, PUF, coll. Que sais-je ?, 1977, 8e éd., p. 40.

[7] Cass. 1re civ., 29 nov. 2005, n° 04-12.721, Sté Marie-Claire Album c/ Hamel.

[8] CA Paris, 13 mars 1986, Sygma c/ Christo.

[9] TGI Paris, 26 mai 1987.

[10] Ibid.

[11] Cass. 1re civ., 13 nov. 2008, n° 06-19.021, Paradis.

[12] B. Edelman, « Un arrêt énigmatique », D. 2009, p. 263, n° 14.

[13] TGI Paris, 3 juin 1998.

[14] Ibid.

[15] P.-Y. Gautier, op. cit., n° 45.

[16] Ibid.

[17] Ph. le Tourneau, « L’illustre Gaudissart est visionnaire ! De la nécessité de protéger les idées apportant un avantage concurrentiel, soit indirectement par le parasitisme, soit de préférence par un droit sui generis spécifique à créer », Com. comm. électr. 2017, ét. 16.



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