L’art a indubitablement à nous apprendre sur la façon de penser le droit. Au programme de ce troisième épisode : spoliation, restitution et droit de propriété avec Camille Pissarro.
Camille Pissarro, La cueillette des pois (1887)
Les rapports entre l’art et le droit se prêtent à des considérations contrastées : l’artiste devra à un moment ou un autre se confronter au droit tandis que le juriste ne rencontrera pas forcément l’art sur son chemin. Cela est dû au fait que le droit est fortement replié sur lui-même ou très « autonomisé ». Pour autant, si l’on admet que l’œil du peintre s’oppose à la langue du juriste, la confrontation n’est pas vaine puisque ces disciplines conduisent à un enrichissement réciproque fait d’emprunts, d’interactions et de dialogue. Il est vrai que, pour le Doyen Carbonnier, « de même que le roman le plus strictement littéraire peut charrier des paillettes juridiques, dans l’œuvre d’art, sous un sujet parfaitement étranger au droit […], le juriste peut percevoir quelque chose qui s’adresse obscurément à lui ».
En 1944, le professeur et résistant Émile Terroine estimait que « la restitution des biens spoliés est une œuvre de justice et d’humanité dont la signification morale et politique dépasse de beaucoup les valeurs matérielles. Elle doit être, aux yeux de la France et du monde, une des grandes manifestations tangibles du rétablissement du droit et de la légalité républicaine »[1]. Soixante-dix ans après, les contentieux liés aux spoliations d’œuvres d’art pendant l’Occupation continuent pourtant d’émailler la chronique tant à propos du galeriste René Gimpel que de la succession du marchand d’art Ambroise Vollard[2].
Longtemps délaissé des études artistiques, le droit s’est emparé dès le lendemain de la guerre de cette problématique et divers régimes d’indemnisation des victimes ont été adoptés, permettant, selon les cas, une réparation plus ou moins complète des dommages subis. En matière de spoliations, l’ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 est aujourd’hui considérée comme le texte le plus complet en la matière. En son sein, la volonté de réparer les erreurs du passé en prévoyant la nullité des actes de disposition constitutifs de spoliations et la restitution aux victimes des biens dont elles ont été privées.
Grand amateur d’art Simon Bauer a constitué une collection de 93 tableaux de maîtres, dont une gouache La Cueillette, dite La Cueillette des pois, peinte en 1887 par l’impressionniste Camille Pissarro. Cette collection lui a été confisquée le 1er octobre 1943 par un marchand de tableaux désigné séquestre de ses biens en raison des lois instituant le statut de juifs. Sans scrupule le « collabo » a vendu l’œuvre à un particulier le 7 avril 1944. Dès le 26 septembre 1944, le collectionneur spolié a assigné en justice l’administrateur et les juges ont constaté la nullité de la vente des tableaux dès 1945. Toutefois, la gouache de Pissarro n’a pu être restituée et, après divers rebondissements, a été acquise en 1995 chez Christie’s, à New York, par un couple de collectionneurs américains, les époux Toll. En 2017, ceux-ci ont prêté la gouache au musée Marmottan-Monet à Paris. À cette date, Jean-Jacques Bauer, le seul des petits-enfants indivis du collectionneur spolié, était en vie et poursuivait la recherche d’une vingtaine de tableaux non localisés. Ayant retrouvé la trace de cette Cueillette, les membres de l’indivision Bauer ont engagé une action en restitution, après avoir été placée sous séquestre au musée d’Orsay.
C’est dans ce cadre que la Cour de cassation a pu juger, pour la première fois en 2020, que l’ordonnance du 21 avril 1945 s’applique aux reventes successives sans limitation de durée et que les sous-acquéreurs sont réputés de mauvaise foi[3]. En conséquence, les époux sont tenus de restituer la gouache litigieuse étant donné que les dispositions de l’ordonnance, instaurées pour protéger le droit de propriété des propriétaires légitimes, ne portaient pas atteinte au droit des acquéreurs ultérieurs à une procédure juste et équitable.
PROTECTION DU DROIT DE PROPRIÉTÉ DES PERSONNES SPOLIÉES
L’ordonnance du 21 avril 1945 a créé une nullité spéciale permettant aux personnes spoliées ou à leurs ayants droit d’agir en revendication de leurs biens contre ceux qui les détenaient. Afin d’éviter une menace qui pèserait trop longtemps sur les acquéreurs, cette demande fut enfermée dans un délai de recevabilité de 6 mois. Toutefois, par souci de protection de la personne spoliée, il fut prévu que le juge puisse relever le demandeur de la forclusion « dans le cas où le propriétaire dépossédé fera la preuve qu’il s’est trouvé, même sans force majeure, dans l’impossibilité matérielle d’agir dans ce délai ». Après une intense activité judiciaire à la Libération, cette ordonnance a sombré dans l’oubli et il a fallu attendre la création de la commission Mattéoli en 1997 pour qu’une nouvelle vague de restitutions et d’indemnisations réapparaissent dans la sphère publique[4]. Pour autant, la surprise est venue d’une décision de la cour d’appel de Paris qui, à la faveur d’une demande de restitution de tableaux, a décidé de ressusciter l’application de l’ordonnance du 21 avril 1945 en effectuant un relevé de forclusion[5]. Depuis cette date, aucune application de l’ordonnance n’avait eu lieu et l’arrêt du 1er juillet 2020 constitue une rare application jurisprudentielle. À telle enseigne que le contentieux initié par l’indivision Bauer a questionné l’application du texte aux ventes postérieures.
Pour les juges du fond, le texte ne se bornait pas à envisager les seuls actes de disposition commis sous l’Occupation mais aussi toutes les transactions postérieures aux actes de disposition accomplis en conséquence de mesure de séquestre, d’administration provisoire, de gestion, de liquidation, de confiscation ou de toutes autres mesures exorbitantes du droit commun en vigueur au 16 juin 1940. Usant de l’article 2 de l’ordonnance qui prévoit que « lorsque la nullité est constatée, le propriétaire dépossédé reprend ses biens, droits ou intérêts exempts de toutes charges et hypothèques dont l’acquéreur ou les acquéreurs successifs les auraient grevés », la Cour de cassation a rappelé que si un jugement n’a autorité de la chose jugée qu’entre les parties, il n’en est pas moins opposable aux tiers. Partant, la nullité de la vente du tableau consentie par le marchand de tableaux était « un fait juridique opposable aux tiers à la transaction, en particulier aux sous-acquéreurs successifs, en dernier lieu [les époux] Toll ».
La pierre d’achoppement résidait donc dans la portée de l’article 4 de l’ordonnance selon lequel « l’acquéreur ou les acquéreurs successifs sont considérés comme possesseurs de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé ». À l’occasion de leur pourvoi en cassation, les époux avaient enfin soulevé une question propriétaire de constitutionnalité puisqu’ils estimaient que cette présomption irréfragable portait atteinte au respect du droit de propriété au sens des articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789. Or, la Cour de cassation a refusé de la transmettre car « dans le cas où une spoliation est intervenue et où la nullité de la confiscation a été irrévocablement constatée et la restitution d’un bien confisqué ordonnée, les acquéreurs ultérieurs de ce bien, même de bonne foi, ne peuvent prétendre en être devenus légalement propriétaires »[6].
En l’occurrence, la Cour de cassation a estimé que le dispositif de l’ordonnance de 1945 avait pour objet de préserver les droits des propriétaires légitimes et la présomption de mauvaise foi qui pèse sur les sous-acquéreurs d’une œuvre spoliée constitue une garantie pour toutes les victimes de spoliations durant l’Occupation. Une telle idée n’est pas nouvelle, les juges du Palais Royal ayant déjà pu former une argumentation similaire à propos de la restitution des œuvres « Musées nationaux récupération » (MNR) à leurs propriétaires légitimes[7].
Cette solution est cohérente car la spoliation est une dépossession involontaire et la personne spoliée devrait toujours être restaurée dans ses droits même à l’égard d’un acquéreur de bonne foi, d’autant qu’aucun droit de propriété n’avait prospéré au profit des époux qui ne pouvaient pas non plus se prévaloir d’une possession acquisitive[8]. En outre, le juriste sait que la Convention EDH a été conclue pour tirer les conséquences des agissements de certaines puissances autoritaires, et l’ordonnance du 21 avril 1945 ne pouvait être contraire à l’esprit de l’article 1er du protocole additionnel à la Convention EDH selon lequel « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ». En effet, ce dernier protège la propriété et ne saurait être utilisé contre le propriétaire légitime d’un bien. Néanmoins, l’atténuation des blessures de ces années noires ne doit pas créer de nouveaux torts et les personnes qui ont acquis un bien de bonne foi ne doivent pas être tenues de porter le fardeau de la responsabilité[9], ce qui justifie la recherche d’une procédure juste et équitable pour les sous-acquéreurs.
RESPECT D’UNE PROCÉDURE JUSTE ET ÉQUITABLE POUR LES SOUS-ACQUÉREURS
Il est vrai que l’égalité des armes dans le déroulement d’une instance rejoint la garantie des droits de la défense et le principe de la contradiction. Ces derniers impliquent donc « l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties »[10], bien qu’existe une distinction entre l’exigence du procès équitable et celle d’une procédure juste et équitable. Les époux américains ont donc tenté de démontrer que la présomption de mauvaise foi portait atteinte aux droits de la défense et à une procédure juste et équitable en ce qu’elle leur interdisait de rapporter utilement la preuve de leur bonne foi.
Alors que la Cour de cassation avait accepté de saisir les juges de la rue Montpensier, dans le cadre de l’action en restitution engagée par l’État sur un fragment du jubé de Chartres, sur la constitutionnalité des règles de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité du domaine public en ce qu’elles paralysaient la mise en œuvre de la prescription acquisitive de l’article 2276 du Code civil[11], elle a refusé la demande des époux car le principe d’égalité des armes s’étendait aux voies de recours[12].
En effet, s’il n’était pas permis aux sous-acquéreurs de l’œuvre spoliée de rapporter leur bonne foi, ceux-ci avaient toujours la possibilité d’user de voies de recours : soit, lorsque sont en cause des biens spoliés ou présumés spoliés, pour faire constater la nullité de leur transaction et obtenir la restitution du prix payé ; soit pour contester l’existence de la spoliation et obtenir, le cas échéant, la réparation du préjudice causé par la saisie irrégulière de leurs biens. Aussi, en prévoyant que « le sous-acquéreur de bonne foi évincé en vertu des dispositions de l’article 2 bénéficie d’un droit de recours à l’encontre de tous agents d’affaires, rédacteurs d’actes, intermédiaires quelconques qui se sont sciemment abstenus de révéler l’origine du bien cédé », l’article 5 de l’ordonnance de 1945 démontre l’intelligence de ses rédacteurs.
En conséquence, la restitution de l’œuvre litigieuse ne pouvait qu’être confirmée, les sous-acquéreurs dépossédés pouvant agir à l’encontre de la maison de ventes aux enchères. On devine les conséquences pour les professionnels du marché de l’art qui risquent d’être inquiétés pour ne pas s’être assurés, il y a plusieurs décennies, d’avoir exprimé leurs doutes quant à la provenance des œuvres cédées. C’est d’ailleurs l’idée sous-tendu par un récent jugement du Tribunal administratif de Paris : le couple américain avait en effet souhaité engager la responsabilité de l’État français pour le préjudice qu’il estimait avoir subi du fait de l’obligation de restituer ce tableau. Or, le juge administratif a rejeté leur demande au motif que « le droit de recours du sous-acquéreur contre la société de vente d’un tableau prévu à l’article 5 de l’ordonnance du 21 avril 1945 qui s’exerce selon la procédure prévue aux articles 17 et suivants de cette ordonnance est susceptible de lui assurer le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien et ne fait pas peser de charge de la preuve excessive sur le sous-acquéreur en exigeant qu’il démontre que la société se serait sciemment abstenue de révéler l’origine du bien cédé au sens de l’article 5 de l’ordonnance »[13].
En définitive, cet arrêt de la Cour de cassation marque donc une avancée majeure en donnant un fondement juridique aux descendants des propriétaires spoliés sous l’Occupation. Les contentieux à venir vont pouvoir se saisir de cette jurisprudence historique, alors même que la politique publique en la matière demeure encore inefficace[14], bien que les missions de la CIVS aient depuis été renforcées.
[1] É. Terroine, Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, AN, 29 déc. 1944, p. 12.
[2] Respectivement : TGI Paris, ord., 29 août 2019, n° 19/53387 ; CA Paris, pôle 2, ch. 1, 3 juill. 2018, n° 17/22332. Plus largement, V. l’essai de P. Noual : Restitutions. Une histoire culturelle et politique, Belopolie, 2020.
[3] Cass. 1re civ., 1er juill. 2020, n° 18-25.695.
[4] J. Mattéoli, Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France. Rapport au Premier ministre, Doc. fr., 1997.
[5] CA Paris, 2 juin 1999, n° 98/19203.
[6] Cass. 1re civ., 11 sept. 2019, n° 18-25.695.
[7] CE, ass., 30 juill. 2014, n° 349789, Kodric et Heer.
[8] V. not. CEDH, 3 mars 2015, n° 36900/03, Toşcută et a. c/ Roumanie.
[9] V. not. CEDH, 5 févr. 2003, n° 36548/97, Pincová et Pinc c/ Rép. tchèque.
[12] Cass. 1re civ., 11 sept. 2019, n° 18-25.695.
[13] TA Paris, 16 juin 2023, n° 2114374.
[14] D. Zivie, « Des traces subsistent dans des registres... », biens culturels spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale : une ambition pour rechercher, retrouver, restituer et expliquer, févr. 2018, spéc. p. 95.
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