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Droit et art à la plage avec Alain Mila (épisode 6)


L’art a indubitablement à nous apprendre sur la façon de penser le droit. Au programme de ce sixième épisode : droit moral, vandalisme et pouvoir public avec Alain Mila.

Droit et art à la plage avec Alain Mila

Alain Mila, Source de vie.



Les rapports entre l’art et le droit se prêtent à des considérations contrastées : l’artiste devra à un moment ou un autre se confronter au droit tandis que le juriste ne rencontrera pas forcément l’art sur son chemin. Cela est dû au fait que le droit est fortement replié sur lui-même ou très « autonomisé ». Pour autant, si l’on admet que l’œil du peintre s’oppose à la langue du juriste, la confrontation n’est pas vaine puisque ces disciplines conduisent à un enrichissement réciproque fait d’emprunts, d’interactions et de dialogue. Il est vrai que, pour le Doyen Carbonnier, « de même que le roman le plus strictement littéraire peut charrier des paillettes juridiques, dans l’œuvre d’art, sous un sujet parfaitement étranger au droit […], le juriste peut percevoir quelque chose qui s’adresse obscurément à lui ».




« En termes esthétiques, l’art d’intervention en milieu public se caractérise d’abord par un mouvement d’extraction physique hors des lieux traditionnels d’exposition ou d’expression que sont musées, galeries d’art et salles de spectacle : l’art qui investit la rue, en bonne logique, en appelle directement aux spectateurs, soit parce qu’il s’éprouve dehors, en plein air, soit parce qu’il réclame du public, au sein de l’espace public même, un geste, une participation »[1]. Cependant, cette invitation formulée par l’historien de l’art Paul Ardenne ne doit pas conduire à commettre tout geste ou toute action portant atteinte au droit moral des auteurs d’œuvres présentes dans l’espace public, comme le souligne utilement le jugement rapporté.


Au l’aube des années 2000, la commune d’Hayange, dans la Meurthe-et-Moselle, a sollicité l’artiste Alain Mila pour la création d’une fontaine destinée à orner une place publique. Cette œuvre monumentale intitulée Source de vie est constituée d’un ensemble en granit et en inox d’où l’eau jaillit de la roche et se déverse sur un œuf géant. Une création qui est, selon l’artiste, « un symbole de prospérité alliant la production industrielle à la nature […], une corne d’abondance qui donne à l’eau toute sa force de vie ». Pour autant, à l’été 2014, l’édile frontiste a fait repeindre en bleu le bassin, le socle et l’œuf ; ce dernier justifiant son acte par le fait qu’il souhaitait repeindre une ville « sinistre » d’autant que « tout le monde la trouv[ait] affreuse, cette fontaine ».


L’image de cet « œuf bleu » a envahi les réseaux sociaux et a interpellé jusqu’à la ministre de la Culture d’alors, Aurélie Filippetti qui dénonça « une violation manifeste du droit moral et des règles élémentaires du code de la propriété intellectuelle et de la protection du patrimoine », tandis que l’artiste fut affecté par le fait que son œuvre aux accents bleutés soit détournée ou récupérée par la mairie frontiste. Face à cette dégradation, il a alors décidé de saisir le juge judiciaire, seul compétent pour faire respecter son droit moral [2], qui a fait droit à sa demande le 6 décembre 2019. Toutefois, cette affaire qui a davantage agité les plumes artistiques que juridiques mérite l’attention car celle-ci recèle, derrière une solution classique quant au respect du droit moral, une question inédite quant à l’articulation de la propriété littéraire et artistique face à la domanialité publique.



DÉNATURATION DE L’ŒUVRE ET DROIT MORAL


Le droit moral incarne le lien intime entre l’artiste et sa création et lui permet, par le droit au respect de l’œuvre, de s’opposer aux atteintes mêmes minimes qui menacent son œuvre. À telle point que les juridictions françaises sont régulièrement amenées à sanctionner des altérations ou modifications de l’œuvre, quelle qu’en soit leur importance – et qui n’avaient pas été préalablement autorisées par l’auteur – sur le fondement de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel « l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre ». En la matière, l’arrêt Bernard Buffet reste exemplaire puisqu’il a permis d’affirmer que le droit moral, qui appartient à l’auteur d’une œuvre artistique, donne à celui-ci la faculté de veiller, après sa divulgation au public, à ce que son œuvre ne soit pas dénaturée ou mutilée[3].


C’est dans ce contexte que les juges ont pu sanctionner pour atteinte au droit au respect de l’œuvre la destruction d’une sculpture à l’occasion de travaux de réfection[4], l’effacement d’une fresque murale lors d’un ravalement de façade[5] ou encore l’ajout d’une couche picturale sur des plaques d’impression[6]. Plus récemment les juges ont pu estimer que travestir ou déguiser une œuvre d’art à l’occasion d’un événement sportif, en la revêtant d’un maillot d’un équipementier sportif sans accord de l’artiste, portait atteinte à ses droits d’auteur[7], tout autant que le fait pour une personne publique de laisser « déguiser » ou « grimer » une sculpture[8]. C’est d’ailleurs, au nom de son droit moral, que Daniel Buren s’est mobilisé à l’été 2018 contre l’accrochage d’une œuvre éphémère d’un street-artiste et qui fut rapidement retirée par le ministère de la Culture au nom d’une question d’exemplarité.


Dès lors, l’action de l’artiste Alain Mila pour faire respecter son droit moral face au « vandalisme » de la commune n’était pas anodine. Après avoir rappelé que l’œuvre litigieuse était bien une œuvre de l’esprit[9], les juges nancéiens ont estimé que le fait pour la commune de repeindre la sculpture constituait une violation du droit moral de l’auteur au respect de la qualité et de l’intégrité de son œuvre. Une solution qui demeure conforme à la jurisprudence traditionnelle et c’est donc sur la dépose de l’œuvre en raison de sa sortie du domaine public que l’affaire interroge.



DÉPOSE DE L’ŒUVRE ET SORTIE DU DOMAINE PUBLIC


Lorsqu’une œuvre se situe dans l’espace public, elle ne relève de la domanialité publique qu’à la condition qu’elle soit l’accessoire d’un immeuble appartenant déjà au domaine public – en tant que bien du domaine public par accessoire – ou qu’elle soit affectée à un service public. La première hypothèse doit retenir l’attention puisque les œuvres d’art qui jalonnent les promenades publiques appartiennent au domaine public grâce au lien qu’elles détiennent avec l’infrastructure qu’est la voie publique : la création litigieuse relève donc bien du domaine public.


Or, la loi prévoit qu’un bien puisse sortir du domaine public pour intégrer le domaine privé, notamment pour l’aliéner. Mais encore faut-il que la personne publique propriétaire suive deux étapes qui peuvent être successives ou concomitantes : la désaffectation du bien et, son déclassement constaté par un acte administratif[10], comme ce fut le cas de la commune d’Hayange qui a constaté la désaffectation de la fontaine et déclassée celle-ci par une délibération du Conseil municipal le 13 avril 2015 afin de pouvoir « autoriser son déplacement ». Néanmoins, la désaffectation permet, en principe, de revenir sur l’affectation du bien à l’usage direct du public ou à un service public. C’est donc une opération qui consiste à ne plus utiliser ce bien conformément à son affectation initiale – par exemple parce qu’un bâtiment est fermé ou qu’un équipement est détruit – et, celle-ci est irrégulière si elle ne résulte pas d’un état de fait. En miroir, le juriste sait que les biens culturels du domaine public mobilier, à savoir en priorité les collections, constituent l’objet même du service public, ils sont la raison d’être sans qu’il y ait besoin de rechercher un aménagement spécial. Une des raisons qui incite à fonder la domanialité des œuvres possédées par les musées sur l’affectation au service public plutôt que sur l’affectation à l’usage du public tient ainsi « au sort des objets entreposés dans les réserves des musées […] non accessibles au public, ceux-ci se verraient privés de la protection de la domanialité publique »[11].


Aussi, la création litigieuse qui n’était ni détruite ni rendue inutilisable par sa remise en état aurait dû être restituée à la place pour laquelle elle avait été conçue ; d’autant que remisée arbitrairement, celle-ci perdrait-elle de facto son affectation première ? Malheureusement, le pouvoir de déclasser un bien est, la plupart du temps, discrétionnaire, ce qui justifie le contrôle restreint qu’exerce le juge administratif. Au regard des propos polémiques émis par la municipalité, la contestation de la délibération demeurait possible, bien que l’intention maligne de la commune soit difficile à prouver.


In fine, l’artiste ne gagnerait-il pas à évoquer, là encore, son droit moral ? En effet, il ressort de la jurisprudence que le respect de ce droit s’étend jusqu’à l’interdiction de déplacer une œuvre en particulier lorsqu’elle a été conçue en considération du lieu où elle est implantée. En outre, la personne publique propriétaire d’une œuvre d’art est tenue à une obligation de conservation « en l’état ». C’est ainsi qu’une commune commet une faute dans la garde d’une fontaine commandée à un artiste lorsqu’elle la laisse se dégrader[12], se détruire[13] ou en disperse les éléments sans le consentement de l’auteur[14]. Pour autant, et en dépit de tels revers, les élus sont généralement confiants car les artistes ne pourraient imposer une intangibilité absolue de leurs œuvres. En effet, le propriétaire pourrait modifier une œuvre lorsque ce changement est rendu strictement indispensable par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique. Le juge doit alors apprécier la légitimité des travaux entrepris afin d’établir « un équilibre entre les prérogatives du droit d’auteur et celles du droit de propriété »[15]. Or, recourir à la désaffectation d’une œuvre pour la déposer de son lieu d’accueil, pourrait-il mettre à l’index ce droit moral ou relèverait-il d’un abus ? Il y aurait là une question, à notre connaissance, inédite en jurisprudence.


Cette affaire hayangeoise démontre que l’exemplarité des politiques en la matière est à revoir alors même que la promesse du ministère de la Culture d’une circulaire sur les règles du droit d’auteur et les devoirs de conservation des œuvres placées sous la garde des élus est toujours attendue. Ce constat induit deux remarques. D’une part, un rappel moral : avant toutes modifications d’une œuvre de l’esprit (œuvre d’art, œuvre architecturale) les collectivités doivent se donner les moyens de contacter l’auteur pour envisager la possibilité de restaurer, rénover ou modifier l’œuvre car il s’agit avant tout d’une question de politesse. D’autre part, une préconisation pratique : dans le cadre d’une commande publique, il est fortement recommandé de prévoir une clause précisant que l’œuvre puisse être susceptible d’être déplacée, modifiée ou supprimée à échéance d’un certain délai ou d’un terme certain. Il en va de la sécurité juridique des commanditaires publics (et privés) et des artistes sans que la création ne soit pour autant tuée dans l’œuf.



[1] P. Ardenne, « L’implication de l’artiste dans l’espace public », L’Observatoire 2010/1, n° 36, p. 4. [2] C. propr. intell., art. L. 331-1, al. 1er. [3] Cass. 1re civ., 6 juill. 1965, Bernard Buffet. [4] CA Limoges, 30 mars 2011, n° 10/00172. [5] TGI Paris, 17 janv. 2014, n° 09/17699. [6] TGI Paris, 23 sept. 2011, n° 09/19201. [7] CA Paris, 19 juin 2015, n° 14/13108. [8] TGI Paris, 13 mars 2015, n° 13/07193. [9] Au sens de l’article L. 112-2, 7°, du Code de la propriété intellectuelle. [10] CGPPP, art. L. 2141-1. [11] J. Morand-Deviller J., Droit administratif, LGDJ, coll. Cours, 2015, 14e éd., p. 63. [12] CE, 3 avr. 1936, Sudre. [13] CA Aix-en-Provence, 17 mai 2018, n° 15/14561. [14] CA Paris, 10 avr. 1995, n° 93/25661. [15] Cass. 1re civ., 7 janv. 1992, n° 90-17.534, Bonnier.



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